- 1On peut remarquer, par exemple, que les campagnes électorales des libéraux avant 1914 ont fait une délibérée (….)
1Le point de départ de cet article provient des questions que me posent continuellement mes étudiants et des problèmes qu’ils rencontrent pour comprendre ce qu’était exactement le Parti libéral et où le situer dans le cadre politique global de l’époque. À ces difficultés s’ajoute la confusion fréquente entre Liberal et liberal et la confusion entre ce que liberal peut signifier en anglais et ce qu’il peut signifier en français. Des questions sont fréquemment posées telles que « était-il un parti de gauche ? », « qu’est-ce qu’un parti du centre ? ». Et s’il doit être placé au centre, quels sont les autres points de référence par lesquels nous pouvons fixer et positionner ce centre ? Étant donné le système tripartite qui s’est développé au cours des années couvertes par ce programme (et cette difficulté a été rendue encore plus aiguë par le système électoral majoritaire à un tour), comment les libéraux ont-ils pu créer ou conserver une identité claire, comment ont-ils pu se forger une identité distincte de celle de leurs rivaux ? Et de quelle identité s’agissait-il précisément ? Il se peut qu’il y ait des avantages à éviter de faire précisément cela, que le Parti libéral, ou tout autre parti politique d’ailleurs, ait pu bénéficier du fait de ne pas lever les ambiguïtés sur son identité ; qu’en brouillant (délibérément ou par défaut) les lignes qui séparaient le Parti libéral de ses rivaux, ils pouvaient jeter un filet plus large, en atteignant toutes les sections de la société.1
2Il est peut-être compréhensible que les étudiants souhaitent une belle réponse simple à ces questions. Pouvoir placer le Parti libéral qu’ils étudient dans une boîte pratique, à côté, à gauche ou à droite d’autres boîtes, avec des lignes de démarcation claires entre elles, et avec une étiquette bien nette sur chacune d’elles. Mais bien sûr, ce n’est pas si facile. Ce qui peut sembler être des questions assez simples et directes est en fait très complexe. Et elles ne pourront jamais être aussi simples. Pour commencer, la première difficulté vient du fait que les matières premières avec lesquelles nous travaillons lorsque nous traitons avec le Parti libéral sont complexes et en constante évolution. Et il est difficile de les maîtriser. Elles semblent souvent nous glisser entre les doigts lorsque nous essayons de nous en emparer. À bien des égards, les libéraux eux-mêmes n’ont jamais su ce qu’ils étaient vraiment. Une solution possible pour atteindre au moins un degré de clarté pourrait être d’avoir quelque chose d’autre par rapport auquel identifier le parti libéral, un miroir dans lequel le refléter, ou un opposé qui nous permette de montrer les différences, de dire ce que le parti libéral était en disant ce qu’il n’était pas. Cependant, cela n’aide pas toujours lorsque les » autres » disponibles, ici les partis conservateur et travailliste, sont souvent eux-mêmes aussi peu clairs dans leur propre identité que les libéraux.
3Ces débats sont, bien sûr, très présents dans l’actualité au moment où nous écrivons ces lignes (mars 2011). Et cette question de l’agrégation tombe à point nommé et nous pouvons facilement, et je dirais même que nous devrions, tenter d’établir des comparaisons entre la situation actuelle et celle d’il y a cent ans. En passant, cela montre aussi la nécessité pour les politiciens d’aujourd’hui, et pour nous tous d’ailleurs, de connaître un peu notre histoire. Tony Blair a demandé que l’histoire soit son juge dans le fiasco irakien ; peut-être devrait-il, comme Lord Morgan et d’autres l’ont écrit à l’époque de la guerre, prendre un peu plus de temps pour étudier l’histoire lui-même. On peut peut-être dire la même chose de Nick Clegg (je n’ai aucune idée du degré de connaissance de Nick Clegg ou des libéraux démocrates d’aujourd’hui de l’histoire de leur parti – et bien sûr, les enjeux concernant l’avenir de leur parti ne sont guère comparables aux événements en Irak). Mais il y a certainement des parallèles à établir. Là où il y a des conclusions à faire et des leçons à tirer, nous le verrons très bientôt.
L’identité du parti libéral. Quelques tentatives de définition
4Nous pourrions passer des heures à débattre de ce que signifie exactement le libéralisme et nous devons faire très attention aux façons dont nous utilisons ce terme. Le dictionnaire anglais Oxford donne la définition suivante : » généreux, ouvert, ouvert d’esprit, sans préjugés, favorable aux réformes démocratiques « . Le dictionnaire Longman, plus moderne, ne dit presque rien et sa définition est si vague qu’elle n’est pas d’un grand secours : le libéralisme est défini comme « la volonté de comprendre et de respecter les idées, les opinions et les sentiments d’autrui… le fait de soutenir ou de permettre des changements politiques et sociaux graduels… le fait de laisser aux personnes ou aux organisations une grande liberté politique ou économique ». La définition de la même source selon laquelle un libéral est simplement un membre du parti libéral est encore moins utile. Si nous nous tournons vers certains dictionnaires français, le Petit Robert définit le libéral comme « favorable aux libertés individuelles, dans le domaine politique, économique et social », et comme étant contraire à l’autocratie, la dictature, le dirigisme, le fascisme, le totalitarisme, le despotisme, l’absolutisme, le socialisme et l’étatisme. Les libéraux sont « partisans de la liberté politique, de la liberté de conscience », le libéralisme comme « ensemble des doctrines qui tendent à garantir les libertés individuelles dans la société » ou comme doctrine économique classique « prônant la libre entreprise, la libre concurrence et le libre jeu des initiatives individuelles », synonyme de capitalisme et d’individualisme ; « Le libéralisme préconise la liberté du travail et des échanges (cf. laissez faire). Le libéralisme s’oppose à l’intervention de l’état, à la constitution de monopoles privés ». Ces définitions peuvent constituer un point de départ pour le débat, mais elles ne nous mènent pas très loin et ne fixent que les limites les plus larges et clairement identifiables de ce qui est et de ce qui n’est pas libéral.
5Peut-être que le problème central de la définition du libéralisme se pose lorsque nous considérons sa position vis-à-vis du rôle de l’État. C’est ici que nous trouvons la plus grande divergence d’opinions entre les formes rivales du libéralisme : pour certains, une croyance ferme dans un rôle limité de l’État, et dans la capacité limitée de l’État à réussir à changer la nature de la société même s’il le voulait, tandis que d’autres défendent une approche beaucoup plus interventionniste qui voit une exigence pour l’État d’assumer un rôle beaucoup plus positif. C’est là que réside depuis toujours la principale difficulté pour les libéraux et pour le parti libéral : quelle attitude adopter vis-à-vis de l’État et du rôle qu’il doit jouer dans la société. Tout comme par le passé, aujourd’hui, ces mêmes questions continuent de troubler les héritiers libéraux-démocrates du Parti libéral de Gladstone, Asquith et Lloyd George.
6Cette vaste question de la position à adopter vis-à-vis de l’État entraîne dans son sillage d’autres questions plus spécifiques de politique économique, de politique fiscale et de dépenses publiques. Qui doit être taxé, sur qui la charge fiscale doit-elle retomber le plus lourdement ? Quel est le montant des dépenses de l’État qui doit être convenu, et donc quel doit être le poids de la charge fiscale globale du pays, et ensuite comment et où les recettes de l’État doivent-elles être dépensées ? Quels domaines doivent être considérés comme prioritaires ? La même question générale concernant la société et l’État soulève également des questions essentielles de politique sociale : quel doit être le rôle global de l’État en matière de politique sociale, en particulier dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités ? Doit-on les accepter comme des réalités inévitables ? Ou même, comme certains libéraux le prétendent, être considérés comme fournissant les motivations et les incitations nécessaires pour permettre une société plus vivante et dynamique ? Ou bien la pauvreté doit-elle être traitée comme un « mal » à éradiquer et, dans ce cas, par quels moyens ? Et si l’inégalité doit être maintenue dans des limites acceptables, qu’est-ce qui est acceptable ou inacceptable ? En bref, quel est le rôle de l’État dans la société en général ? Les libéraux défendent-ils le principe d’un État laissez-faire ou interventionniste ? Au-delà de l’État, quel rôle accordent-ils aux autres acteurs : la famille, les individus, les organisations caritatives et les églises ? Faut-il chercher des réponses collectives ou communautaires aux problèmes de la société ou le salut réside-t-il dans le respect de l’individu, l’individualisme étant une vache sacrée ? Tout cela soulève des questions fondamentales sur la nature et le fonctionnement de la société auxquelles, comme nous le verrons plus loin, le Parti libéral a rarement, voire jamais, été capable d’apporter des réponses claires ou de s’exprimer sur ces questions d’une seule voix.
- 2 Friedrich Von Hayek, The Constitution of Liberty, Chicago, University of Chicago Press, 1960, p.408
7Les problèmes de définition du libéral et du libéralisme ont été fréquemment reconnus. Les façons dont ces termes ont été utilisés aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Europe continentale ont considérablement varié. De même, au fil du temps, ils ont pris des significations différentes. À droite, Friedrich von Hayek, par exemple, écrivant dans The Constitution of Liberty publié en 1960, a reconnu les profonds problèmes liés à l’utilisation du terme libéral, se proposant, disait-il, de « sauver le terme de… son mauvais usage ». Son libéralisme n’était certainement pas celui du libéralisme rationaliste continental ni celui du libéralisme des utilitaristes anglais, encore moins celui des libéraux britanniques du Parti libéral depuis Lloyd George. Ce que j’ai appelé « libéralisme », écrit-il, n’a pas grand-chose à voir avec les mouvements politiques qui portent ce nom aujourd’hui. Au contraire, il se considérait comme un libéral dans la tradition de Burke, Macaulay et Gladstone et considérait que le libéralisme signifiait ‘offrir des possibilités de libre croissance’ et non ‘imposer au monde un modèle rationnel préconçu’.2
8Les mots libéral et libéralisme sont presque toujours accompagnés d’une sorte de préfixe ou de suffixe : ‘Nouveau’ ou ‘Gladstonien’, ‘Asquithien’ ou ‘Coalition’, ‘Unioniste’, ‘Impérialiste’ et bien d’autres encore . En ce qui concerne la période couverte ici, de 1906 à 1924, il y avait, bien sûr, plusieurs « marques » libérales et les marques personnelles rivales d’Asquith et de Lloyd George et de leurs groupes de partisans respectifs. Même si nous acceptons que les différences entre les libéraux de la coalition de Lloyd George et les libéraux indépendants d’Asquith étaient davantage fondées sur des affinités personnelles, ou leur absence, et sur des calculs stratégiques et politiques, plutôt que sur des désaccords idéologiques ou philosophiques fondamentaux, il n’en reste pas moins vrai que les libéraux, en tant que groupe, avaient de grandes difficultés à définir clairement ce qu’ils représentaient. Comme l’ont souligné plusieurs éminents historiens du parti libéral, les libéraux eux-mêmes étaient incapables de se connaître. Les exemples de divers libéraux abondent dans ce sens. Un exemple typique est celui d’Alexander MacCallum Scott, qui avait été député libéral de 1910 à 1922 et qui, en 1925 (date à laquelle il avait quitté le Parti libéral), a déclaré que :
- 3 Cité dans Michael Bentley, The Liberal Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, p.207.
Les Corinthiens érigeaient un autel au Dieu inconnu. Les libéraux érigent leur autel au principe inconnu. Ils lui écrivent des poèmes de prix, mais ils ne savent pas dire ce que c’est. Ils sont prêts à être des martyrs pour leurs principes si seulement ils pouvaient découvrir ce qu’ils sont.3
L’identité du parti libéral définie par rapport à un « autre » : les conservateurs et les travaillistes
9Si les définitions ci-dessus ne nous donnent pas une image très précise, et ne donnaient probablement pas non plus une image des libéraux dans le premier quart du vingtième siècle, pourrions-nous utiliser un « autre » conservateur ou travailliste pour mettre en évidence ce que les libéraux étaient en soulignant ce qu’ils n’étaient pas ? Un problème immédiat, cependant, se pose : il est difficile pour les travaillistes ou les conservateurs de fournir cet « autre » ou d’être une alternative par rapport à laquelle définir le parti libéral et lui permettre de présenter une image claire. Les travaillistes et les conservateurs étaient eux-mêmes en constante évolution et lorsque nous tentons de les définir, nous nous heurtons exactement aux mêmes difficultés que pour le parti libéral. Après tout, que représente un parti « conservateur » ou un parti « travailliste » ? Et même si l’on réussissait à les rattacher à une sorte de base idéologique, à identifier le piédestal ou la plate-forme ou le socle sur lequel ils se fondent, ou à trouver dans les statuts ou les constitutions de leurs partis – ou toute autre forme de document ou de texte définitoire ou fondateur – la preuve d’objectifs politiques clairs, ceux-ci ont-ils jamais été suivis dans la pratique lorsque l’un ou l’autre parti était au gouvernement ?
- 4 Note de l’éditeur : le plus célèbre étant W.S. Churchill qui, sous la pression du parti de sa circonscription (…)
10Par conséquent, sans un « autre » clairement identifiable contre lequel présenter leurs différences, l’image et l’identité propres du parti libéral deviennent d’autant plus floues. Si le parti travailliste avait été d’un rouge révolutionnaire et les conservateurs d’un bleu profond, les libéraux auraient peut-être eu plus de facilité à peindre leur propre portrait et à le présenter de manière convaincante aux autres. Mais ils n’étaient ni l’un ni l’autre de ces couleurs. Au contraire, les couleurs, les philosophies des partis, leurs programmes électoraux, et plus encore les politiques réelles des partis au gouvernement, étaient flous et changeaient constamment. De même, le pragmatisme des partis travailliste et conservateur empiétait sur une grande partie du terrain que les libéraux voulaient s’approprier, sur ce que les libéraux considéraient comme leur terrain d’origine. Il y avait également des éléments significatifs de libéralisme dans les partis conservateur et travailliste, après tout on pouvait trouver dans leurs rangs de nombreux ex-Libéraux ayant fait le passage du Parti libéral avec une relative facilité4 et sans avoir, dans de nombreux cas, à admettre avoir renoncé à leur engagement envers ce qu’ils considéraient comme des valeurs libérales.
11Malgré ces lignes de partage ambiguës entre, d’une part, les libéraux et les conservateurs et, d’autre part, les libéraux et les travaillistes, les libéraux se trouvaient dans une position politique différente de celle de leurs deux rivaux. Alors que les conservateurs et les travaillistes disposaient d’une base idéologique solide (et, ce qui est tout aussi important, d’une base électorale) sur laquelle s’appuyer dans les moments difficiles, les libéraux ont découvert que leurs fondations idéologiques étaient bien trop superficielles pour pouvoir en faire autant. Même si nous admettons, comme je le pense, que les travaillistes et les conservateurs étaient aussi pragmatiques qu’idéologiquement engagés, et qu’ils étaient tous deux prêts à diluer leurs principes politiques lorsqu’ils étaient au gouvernement, ils disposaient néanmoins d’un soutien de base fondé sur certaines questions fondamentales. Les loyautés envers les partis conservateur et travailliste, qu’elles soient fondées sur la classe sociale ou sur certaines de ces questions, se sont avérées plus fortes et plus résistantes aux défis venant de l’extérieur que ce n’était le cas pour les libéraux. Si les partis travailliste et conservateur pouvaient revenir à leurs valeurs fondamentales, les principes moins bien définis du parti libéral étaient insuffisants. En conséquence, au début des années 1920, ou même avant, le Parti libéral était laissé à la dérive, échoué dans un no man’s land idéologique et électoral, incertain de qui ou de ce qu’il était, à la dérive et ne sachant pas dans quelle direction se tourner.
12Ces problèmes qui touchaient au cœur même de ce que signifiait être libéral et de ce que représentait le Parti libéral ont été exacerbés par des difficultés plus immédiates qui découlaient des choix auxquels ils étaient confrontés pendant la période 1906-1924. L’énigme à laquelle étaient confrontés les libéraux était que la nécessité (peut-être devrions-nous dire la tentation) de collaborer soit avec les conservateurs, soit avec les travaillistes afin d’accéder au pouvoir et d’y rester était contrée par le fait qu’en se rapprochant trop d’une autre formation politique, ils brouilleraient inévitablement les lignes de démarcation entre elles et affaibliraient davantage leur capacité à se présenter comme une marque politique distincte et attrayante.
13Le danger pour le Parti libéral qui découlait inévitablement d’une trop grande proximité avec ses adversaires politiques (et pour certains libéraux leurs ennemis purs et simples) prenait plusieurs formes. Sur le plan idéologique, il y avait une bonne dose de chevauchement avec les politiques des conservateurs et des travaillistes, au point même de partager certaines politiques clés comme le libre-échange avec les travaillistes. Il est également possible de voir des problèmes liés à une trop grande proximité personnelle, comme en témoignent les amitiés ou les connaissances de plusieurs dirigeants libéraux avec des dirigeants conservateurs et travaillistes de premier plan (ce qui peut être une autre leçon pour Nick Clegg et les libéraux démocrates aujourd’hui). Il y avait également des dangers à se rapprocher trop près électoralement sous la forme d’un pacte électoral ou d’une alliance en quelque sorte. Le pacte avec les travaillistes avant la Première Guerre mondiale était le moins problématique de tous, étant donné l’équilibre favorable des forces entre les deux partis. L’accord électoral « coupon » de 1918 était beaucoup plus difficile et devait avoir des conséquences catastrophiques pour les libéraux. Cette situation a été aggravée par le fait qu’ils se sont souvent trop rapprochés au sein du gouvernement en partageant le pouvoir dans la coalition Asquith de 1915-16 et la coalition Lloyd George à partir de 1916, en particulier dans la période d’après-guerre, lorsque les libéraux de la coalition se sont retrouvés dans la position délicate de travailler aux côtés des conservateurs de plus en plus hostiles et dans une position, en fin de compte, de dépendance vis-à-vis d’eux. A cela s’ajoutent les problèmes qu’ils ont rencontrés en se rapprochant trop des travaillistes suite à leur soutien à la formation du premier gouvernement travailliste en 1924 et à son maintien au pouvoir pendant son bref passage malheureux.
14L’alternative, cependant, de faire cavalier seul, n’était guère possible. Au début des années 1920, un tel choix aurait condamné les libéraux à une position d’influence peut-être mais sans pouvoir, et certainement exclus du pouvoir. Et pourquoi faire de la politique si ce n’est pour détenir le pouvoir, pour faire quelque chose. Du point de vue des électeurs, on peut se poser la même question : pourquoi voter pour un parti qui a très peu de chances d’être au gouvernement et donc en mesure d’appliquer les politiques pour lesquelles vous votez ? Contre cela, quel est l’intérêt d’être en fonction si vous êtes incapable de faire ce que vous voulez, de rester fidèle à vos principes.
15Les attaques menées par de nombreux libéraux contre les conservateurs dans les années qui ont précédé 1914 ont permis d’exprimer clairement et vocalement les différences entre eux – et cela a eu un bon effet sur les chances électorales des libéraux. De même, rien de tel qu’un ennemi commun pour unir ses propres troupes, les fidéliser et les motiver dans leurs campagnes. Cependant, comment ce message pourrait-il encore être convaincant après que les libéraux, ou du moins certains d’entre eux, aient passé si longtemps à travailler en étroite collaboration avec l’ex-ennemi ? Là encore, ce même problème confrontera sans doute Nick Clegg et les libéraux-démocrates d’aujourd’hui à peu près de la même manière.
16On peut donc se demander si la tentation de la fonction, et du pouvoir qui l’accompagne, était trop forte pour que le parti libéral y résiste ? L’attrait du pouvoir les convainquait-il de sacrifier une sorte de principe libéral ? Cela était-il vrai pour le parti libéral dans son ensemble, pour la faction de Lloyd George ou pour une poignée de libéraux individuels ? Dans le même temps, les tentatives des libéraux de se présenter comme une force politique distincte des travaillistes étaient viciées, étant donné qu’ils avaient travaillé en tandem avec eux dans l’alliance « progressiste » avant 1914 et qu’ils avaient ensuite voté et maintenu le gouvernement travailliste au pouvoir en 1924. De telles formes de pactes politiques ou de coalition gouvernementale, ou simplement une forme plus lâche de coopération et de collaboration, avec les travaillistes et les conservateurs ont beaucoup contribué à renforcer le propre sentiment de crise d’identité des libéraux et, de manière tout aussi significative, ont rendu d’autant plus difficile pour eux la présentation d’un message cohérent et convaincant à l’électorat.
17En termes d’idéologie globale, et primordiale, il est donc difficile de fixer une identité libérale claire. Si l’on se tourne vers des domaines politiques particuliers, et même s’il n’est pas possible ici d’analyser en profondeur l’ensemble des politiques, peut-on chercher à identifier ce qui était spécifiquement libéral ou propre au Parti libéral en eux et se demander si les libéraux ont jamais été à la hauteur de leurs propres idées ou principes (même si nous – ou les libéraux de l’époque – pouvons ou pouvions nous accorder sur ce qu’ils étaient) ? Bien que cela ne puisse être qu’un bref aperçu des politiques réelles des différents gouvernements libéraux, il devient rapidement évident qu’il est difficile d’identifier des politiques spécifiques et distinctes. Ce sont plutôt les contradictions internes des politiques « libérales », les visions et les attitudes politiques contradictoires des factions libérales rivales, et la mesure dans laquelle beaucoup d’entre elles étaient souvent partagées autant par les groupes travaillistes et conservateurs rivaux que par les libéraux, qui deviennent évidentes.
18Dans le domaine de la politique étrangère, nous pouvons trouver parmi la liste apparente des « principes » libéraux l’opposition aux alliances et aux enchevêtrements étrangers et une opposition aux régimes autocratiques d’Europe centrale et orientale. Dans la pratique, cependant, nous pouvons voir comment les administrations libérales successives ont soutenu l’Entente cordiale, et donc indirectement une alliance avec la Russie tsariste, qui a inéluctablement attiré la Grande-Bretagne dans le système d’alliances européennes qui devait se terminer de manière si catastrophique en 1914. De même, les accords militaires secrets signés avec la France avant 1914, s’ils avaient été plus largement connus, auraient sans aucun doute horrifié de nombreux libéraux. Après 1918, les deux factions libérales ont défendu un internationalisme, avec son soutien à la Société des Nations, le rejet de l’ancien style de diplomatie, le soutien à la démocratie et à l’autodétermination nationale en Europe, mais sur cette question, où était la différence avec les politiques des travaillistes ou des conservateurs ? De même, si les libéraux défendaient l’internationalisme et la paix, que penser de la rhétorique consistant à presser l’Allemagne « jusqu’à ce que les pépins crissent » ou à « pendre le Kaiser », des expressions qui n’étaient pas seulement entendues dans les rangs conservateurs chauvins, mais aussi chez certains libéraux. Qu’en est-il de la gestion de la crise de Chanak par Lloyd George et de son soutien belliciste aux Grecs, une politique qui dérangeait même la majorité des conservateurs parce qu’elle était trop gung-ho ?
- 5 Note des éditeurs : voir David Singeisen ‘The Liberal Party, Overseas Policy and Armaments, 1900-1914’ in (….)
19De même, en matière de politique de défense, comment concilier la conviction libérale qui s’opposait à l’augmentation des dépenses d’armement, et la crainte que les dépenses d’armement et les courses aux armements ne fassent qu’accroître les tensions internationales et l’insécurité, avec les décisions répétées d’augmenter le budget de la défense avant 1914 et en particulier le programme de construction navale5 ? Les niveaux sans précédent que le budget global de la défense a atteint pendant la Première Guerre mondiale, et l’énorme dette que cela a engendrée, auraient sans doute horrifié les générations précédentes de libéraux.
- 6 Kenneth O. Morgan, The Oxford History of Britain, Oxford, Oxford University Press, 1984, p.587.
20D’autres domaines de la politique donnent une image similaire d’incohérence : entre la législation syndicale d’avant 1914 et la décision d’envoyer des chars contre Red Clydeside en 1919 ; le soutien traditionnel au Home Rule, même si celui-ci a toujours été maintenu dans certaines limites et n’a jamais totalement surmonté la suspicion du catholicisme majoritaire, et la terrible répression imposée par un Premier ministre libéral et un secrétaire irlandais après 1916 ; la diversité des opinions dans les rangs libéraux sur la question du vote des femmes ; l’engagement en faveur des réformes de l’aide sociale, mais le désir de les maintenir dans des limites financières strictes, qui ont continué à inclure toute la rhétorique de la distinction entre les pauvres méritants et les pauvres non méritants et qui n’ont jamais complètement abandonné l’objectif de la politique fiscale de réduction des dépenses, de rigueur financière et de faibles impôts. Comme on l’a souvent souligné, c’est l’expérience de la guerre de 1914-1918 qui a été si dommageable pour les principes libéraux. La longue liste de politiques illibérales imposées par la poursuite réussie de l’effort de guerre et les compromis introduits par les administrations libérales d’Asquith et de Lloyd George a tout simplement déchiré le cœur de nombreux principes libéraux fondamentaux. L’introduction de la conscription, l’alliance avec le régime autocratique de la Russie tsariste, la nationalisation effective de pans entiers de l’économie et la création de ce qui a été décrit comme un « Léviathan de pouvoir étatique et de contrôle collectiviste sans précédent « 6 sur la société britannique étaient un anathème pour de nombreux libéraux. Sur toutes ces questions, et sur bien d’autres, où se situe le véritable libéralisme ? Qui étaient les vrais libéraux et qu’est-ce que le vrai libéralisme ? En quoi l’un et l’autre différaient-ils des conservateurs et des travaillistes ? Le libéralisme est-il ce que font les libéraux ? Ou existe-t-il un véritable message libéral que l’on peut trouver quelque part ? S’il y a effectivement une vraie version convenue du message libéral, de quel côté de ces débats particuliers se trouve-t-elle ?
21Le libéralisme et le parti libéral devraient toujours être considérés comme une coalition qui a été difficile à tenir ensemble. Le libéralisme a toujours signifié différentes choses pour différents libéraux. S’ils ne pouvaient pas se mettre d’accord entre eux sur ce qu’ils défendaient, comment pouvaient-ils présenter un message convaincant à l’électorat ? Le fait que les vêtements des libéraux aient été volés par d’autres n’a fait que leur rendre la tâche plus difficile.
Conclusion
22En conclusion, je voudrais revenir à ma question initiale « Qu’est-ce qu’un libéral ? ». La facilité avec laquelle de nombreux libéraux d’avant 1914 ont disparu dans les deux autres principaux partis suggère que les lignes de démarcation politiques des partis n’étaient pas fermement ou définitivement fixées. De nombreux libéraux ont trouvé le passage aux conservateurs ou au parti travailliste relativement indolore et beaucoup ont trouvé de nouveaux foyers politiques et beaucoup y ont prospéré. Aujourd’hui, les libéraux-démocrates de Nick Clegg ont, de la même manière, passé facilement à une alliance avec les conservateurs. Le nouveau groupement politique des conservateurs et des libéraux-démocrates semble parfois presque sans faille, ce qui peut être considéré comme positif pour le bon fonctionnement du gouvernement, mais qui soulève de sérieuses difficultés pour les parties concernées. Si tel est le cas, les différences étaient-elles aussi importantes qu’il y paraissait parfois avant la formation de cette coalition ? De même, les divergences entre les libéraux et les conservateurs avant 1914 étaient-elles aussi importantes ? Les attaques parfois virulentes de certains libéraux contre les conservateurs à propos de la politique sociale, de la réforme de la Chambre des Lords et des nombreuses autres questions qui ont dominé le débat politique de cette décennie n’étaient-elles pas aussi profondément enracinées qu’il n’y paraissait ? Ou s’agissait-il plutôt d’une question de rhétorique politique, d’une tactique destinée à marquer des points politiques ? Cette idée est soutenue par le fait que Lloyd George envisageait de redessiner les lignes de la politique des partis britanniques au moment même où il attaquait avec virulence les conservateurs. On pourrait, bien sûr, faire valoir qu’il y avait autant de confusion et de manque de cohérence, peut-être d’honnêteté politique ou de cohérence idéologique, dans les partis travailliste et conservateur que dans le parti libéral.
23Cette absence de ligne politique claire a-t-elle exacerbé le déclin des libéraux ou était-elle une force ? Le signe d’un pragmatisme et d’une capacité à transcender les lignes de partage conflictuelles de la politique ? Était-ce le problème fondamental ou une partie d’une solution possible ? Toutefois, si le fait de ne pas descendre de la barrière peut parfois être avantageux, il ne peut être maintenu indéfiniment. Cette approche peut permettre d’éviter des choix politiques difficiles et permettre à un parti de séduire divers groupes d’électeurs, peut-être mutuellement antagonistes, en penchant dans un sens puis dans l’autre, à gauche et à droite, ou en trouvant constamment un équilibre entre les deux. Nous pourrions également rejeter une telle interprétation unidimensionnelle, linéaire, gauche-droite, et soutenir qu’il existe un plan différent, ni gauche ni droite, les libéraux se situant noblement au-dessus de la mêlée politique gauche-droite. Si elle est appliquée avec succès, cette approche peut être la source d’avantages politiques considérables, ou du moins électoraux, comme le prouve Tony Blair et sa soi-disant « troisième voie ». Mais qu’en est-il du maintien d’un ensemble clairement identifiable de principes politiques, libéraux ou autres, dans une telle approche pragmatique ? Le résultat final est-il un compromis politique ou une politique compromise ?
24Les lignes de démarcation de la politique britannique étaient plus claires lorsque, comme c’était le cas avant 1914, le parti libéral se positionnait contre certaines choses. Mais cette position était toujours plus difficile à tenir lorsqu’il s’agissait d’esquisser un plan ou un projet pour l’avenir. Peut-être le libéralisme est-il mal adapté pour être un parti politique et mieux adapté pour être un vaste mouvement, un groupe de pression, exerçant une influence de manière plus diffuse sur tous les partis politiques dominants.
- 7 Friedrich Von Hayek, The Road to Serfdom, Londres, Routledge, 1944, p.221.
- 8 Richard Bellamy, Liberalism and Modern Society. A Historical Argument, Pennsylvania, Pennsylvania S (…)
25Écrivant en 1944, Hayek avance l’idée que les Anglais sont tous par nature libéraux. Les Anglais, écrit-il, ne savent guère à quel point ils diffèrent de la plupart des autres peuples en ce qu’ils tiennent tous, indépendamment de leur parti, dans une mesure plus ou moins grande, les idées qui, dans leur forme la plus prononcée, sont connues sous le nom de libéralisme. Par rapport à la plupart des autres peuples, il y a seulement vingt ans, presque tous les Anglais étaient des libéraux – quelles que soient leurs divergences par rapport au « libéralisme de parti » 7, et cela s’étendait, selon Hayek, à la majorité des conservateurs ou des socialistes anglais. Le libéralisme, selon lui, était une partie inhérente de la civilisation britannique, tandis qu’il condamnait le socialisme et toutes les formes de totalitarisme comme essentiellement non anglais. Plus récemment, Richard Bellamy a affirmé que le libéralisme est devenu presque universel dans le monde contemporain, qu’il « domine la pensée politique dans tout le spectre politique… Des conservateurs de la Nouvelle Droite aux socialistes démocratiques, il semble que nous soyons tous libéraux maintenant ». Selon Bellamy, cela n’est « pas surprenant étant donné que les idéaux et les politiques libéraux ont façonné les États et les systèmes économiques du 19e siècle, créant le cadre institutionnel et les valeurs dans lesquels la plupart des pays occidentaux continuent de vivre et de penser ». Le résultat final, affirme-t-il, a été « la récente mutation du libéralisme, qui est passé d’une idéologie à une méta-idéologie ».8
26En revenant au premier quart du 20e siècle, il est possible de voir certains signes antérieurs de cette transformation, de cette mutation, alors que les vêtements du Parti libéral étaient progressivement volés par d’autres, brouillant ainsi toujours plus les lignes de démarcation entre lui et ses rivaux politiques. En fait, le processus pourrait être considéré comme plus étendu qu’un transfert à sens unique des idées libérales au-delà du Parti libéral et on peut se demander qui volait les vêtements de qui ? Qui est resté comme l’empereur paradant nu à la fin, prétendant toujours porter un certain style idéologique distinctif, mais portant en fait une combinaison peu convaincante de vêtements de seconde main ou hand me downs, un méli-mélo de vêtements sur mesure, de taille unique, et finalement mal assortis et peu attrayants ?
27Lloyd George, au cours de sa carrière politique, a certainement essayé différents styles, chacun donnant des apparences assez différentes. De l’incendiaire gallois radical des débuts, à l’homme d’État réformateur de premier plan, au chef de guerre et ardent défenseur de la cause nationale (britannique), au collaborateur d’après-guerre avec certains des éléments les plus réactionnaires de la politique britannique, jusqu’au proto-keynésien des derniers jours, lequel est le vrai Lloyd George ? Le parti libéral dans son ensemble a semblé offrir plusieurs de ces différentes images au cours de la période de 1906 à 1924 – et en présenter plusieurs simultanément avec leurs différents courants de pensée, et leurs allégeances et loyautés personnelles rivales.
28Quel était alors le résultat final ? Un manteau de plusieurs couleurs, un mélange de différents matériaux entrelacés en un motif attrayant et résistant ; assemblés en un ensemble de vêtements bien coupés, ou un patchwork se défaisant aux coutures ? Le libéralisme en tant qu’idéologie laisse certainement beaucoup de place à une identité de parti, peut-être même trop de place. Mais pour que l’identité du parti libéral fonctionne, il faut qu’il y ait une image de marque du parti (j’utilise sans doute le vocabulaire de la fin du 20e siècle, mais je pense que la même chose s’applique à notre époque). Il est toujours nécessaire d’avoir une image cohérente, maintenue par un parti plus ou moins uni, tirant dans la même direction, et non un parti parlant avec des voix si différentes et discordantes. Le fait que les libéraux qui quittaient le Parti libéral pouvaient le faire tout en continuant souvent à parler d’eux-mêmes comme libéraux laissait tout le monde perplexe.
29Le libéralisme dans un monde où tout le monde est plus ou moins libéral cesse de signifier quoi que ce soit. On se plaignait souvent que le parti libéral était coincé entre les meules de la révolution et de la réaction, mais c’est précisément parce que les conservateurs et les travaillistes n’étaient pas tirés vers les extrêmes politiques de l’extrême gauche et de l’extrême droite que l’identité libérale était minée et remise en question. Les contours du libéralisme et du parti libéral n’étaient pas menacés par les extrêmes. C’était peut-être le problème observé en Europe continentale où il y avait des fractures idéologiques claires et où l’ensemble du monde libéral était menacé par le fascisme et le communisme. Mais ce n’était pas la situation en Grande-Bretagne. Les conservateurs n’étaient pas tentés par l’ultra-nationalisme, et leurs dirigeants comme Stanley Baldwin ont montré un visage beaucoup plus modéré dans l’entre-deux-guerres, et le Labour n’était pas tenté par le bolchevisme, comme on l’a vu sous la direction de Ramsay MacDonald.
30Si nous essayons de définir une identité libérale comme l’expression d’une idéologie libérale, cela ne fournit pas de réponses très tranchées. Leur soutien aux libertés individuelles, à la tolérance religieuse, à la liberté et à la démocratie, à la paix internationale constituent sans aucun doute des politiques largement libérales et une idéologie libérale mais sont trop indistincts pour fournir une identité politique claire du parti. Si nous considérons le libéralisme comme ce que le parti libéral ou les gouvernements libéraux font au nom du libéralisme, les réponses restent tout aussi insatisfaisantes. Les gouvernements libéraux, ou les gouvernements de coalition dirigés par les libéraux, ont fait tellement de choses différentes, souvent contradictoires, qu’il devient difficile, surtout à partir de 1916, de dégager un ensemble de politiques clairement libérales. Une fois encore, cela nous amène à nous demander quelle était la véritable identité du parti libéral. Lorsque nous essayons d’entrer dans les détails de politiques spécifiques, les libéraux parlent avec trop de voix contradictoires, souvent mutuellement antagonistes. En conséquence, la voix libérale a été réduite soit à un murmure indistinct, soit à une cacophonie incompréhensible.